dimanche 3 décembre 2023

La coercition psychiatrique en France, intervention devant le VIe congrès de l'association italienne radicale « Droits à la folie »

Du 1 au 3 décembre 2023, s'est tenu le VIe congrès de l'association italienne radicale « Droits à la folie » (Diritti alla Folia), à Rome.

L'intervention du Collectif "Arrêt des Traitements Forcés" a porté sur la coercition psychiatrique en France. Le lien est sur Facebook, l'intervention est en 29:54 (en anglais). https://fb.watch/oHCx0BMbAJ/

La journée était riche des présentations d'Olga Kalina, Présidente d'ENUSP, sur la mise en œuvre de la Convention CDPH au niveau européen, et d'Annemarie Arnold, qui a parlé depuis l'Allemagne de son vécu de la coercition en poésie.

Dans une deuxième partie consacrée aux Directives sur la désinstitutionalisation (CRPD/C/5), Amalia Gamio, vice-présidente du Comité des Nations Unies sur les droits des personnes handicapées, coprésidente du groupe de travail sur la désinstitutionnalisation, nous a présenté ce document et comment l'utiliser. Puis, Tina Minkowitz, Présidente du Centre pour les droits humains des usagers et survivants de la psychiatrie (CHRUSP), à parlé des Directives dans la perspective de la justice réparatrice. Dorothy Gould, fondatrice de "Liberation", Royaume-Uni à distance, a décrit sa perception des éléments clés de ces Directives.

 

Présentation de Luc Thibaud (version française).

Je suis un ex-usager de la psychiatrie. J'ai créé le Collectif francophone « Arrêt traitements forcés » en 2013. Le Collectif a rejoint la Campagne du CHRUSP pour l'interdiction absolue de l'internement et des traitements forcés en 2016. Le Collectif a soumis plusieurs rapports concernant la France au Comité ONU de la Convention relative aux Droits des Personnes Handicapées (CDPH) et au Comité de la Convention sur les Droits de l'Enfant (CDE).

Je souhaite parler de la coercition psychiatrique en France. Mais d’abord, comment définir la coercition psychiatrique ?

La psychiatrie revendique l'utilisation des dispositifs du corps médical pour aborder les questions psychosociales. Ce sont le diagnostic, les traitements, les indications, le pronostic, la prévention. La psychiatrie opère dans le cadre juridique de la médecine, et cela inclut le contrat liant un médecin, son patient et le système d'assurance, et cela peut impliquer des politiques communautaires. Dans de nombreux pays, la psychiatrie revendique des pouvoirs d'expertise judiciaire et de recours à la force, voire le droit de prendre des mesures de dépistage et de prévention. Dans plusieurs pays, les dossiers psychiatriques peuvent être utilisés de la même manière que les casiers judiciaires.

En tant que telle, la psychiatrie pourrait être considérée comme une médicalisation des demandes psychosociales. Les sociologues ont publié sur la médicalisation. Cependant, dans son livre de 2007, « La médicalisation de la société » [1], Peter Conrad s'est abstenu de faire le tri entre ce qui est médicalement pertinent et ce qui ne l'est pas. Toute plainte adressée à un médecin comporte deux éléments : d'abord, une personne désignée est censée être à l'origine du problème. C’est tout à fait erroné lorsqu’il y a un conflit entre différentes parties et que ce conflit se trouve occulté par l’instrumentalisation de la médecine contre l’une des parties impliquées. Deuxièmement, cette personne est supposée souffrir d’un trouble médicalement pertinent. Dans de nombreux cas, c’est abusif et un acte de foi. Par exemple, une pédagogie inadaptée à un enfant crée un triple conflit entre l’enseignant, les parents et l’enfant. Le médecin ne doit pas adopter le point de vue de l'enseignant et des parents et blâmer l'enfant, en utilisant l'autorité médicale pour étiqueter et droguer l'enfant de manière nocive, mais plutôt suggérer que la pédagogie soit adaptée à l'enfant. Dans un autre exemple, la psychiatrie forcée a été utilisée dans des affaires de divorce pour discréditer une personne soumise au stress du conflit.

En pratique, les questions psychosociales pourraient également être abordées par la défense des droits de l'homme, ce qui implique d'examiner comment chaque droit de l'homme décrit dans la CDPH est respecté pour la personne considérée; ce sont en particulier la sécurité, le logement, l'argent, l'accès aux soins médicaux et dentaires, l'absence de coercition psychiatrique, l'accès à la justice, la liberté, la non-discrimination. D'autres approches sont la désescalade, la résolution des conflits, le soutien communautaire et la justice réparatrice. Je pense que le cadre de la médecine implique l'utilisation de la perspective médicale et des moyens médicaux: cela signifie une approche décontextualisée, et l'utilisation des médicaments altérant le fonctionnement du cerveau, en premier. En France, le médecin est tenu à "obligation de moyens", et cela interfère négativement avec les offres alternatives de nature psychologiques, dialogiques, corporelles, spirituelles, artistiques, les arts martiaux ou d'autres approches de bien-être.

Je propose de considérer que la coercition psychiatrique se produit chaque fois que les dispositifs médicaux de diagnostic, de traitement, d'indication, de pronostic et de prévention sont appliqués sans le consentement éclairé de l'adulte, à tout moment. Dans le cas de l'enfant, à chaque fois que l'enfant n'est pas informé dans des termes appropriés à son âge et à sa maturité, à chaque fois que sa volonté et ses préférences n'ont pas été recherchées, ou que celles-ci n'ont pas été respectées, et ceci, à tout moment. J'assimilerais également la pratique consistant à imposer une consultation, une expertise ou une étiquette psychiatrique contre la volonté de la personne à un acte de coercition.

Je pense que le consentement éclairé devrait inclure des informations détaillées sur les risques de dépendance aux médicaments pharmaceutiques et sur les procédures de sevrage, et cela inclut un plan de sevrage. Le fait de ne pas fournir une aide appropriée au sevrage constitue également un acte de coercition. La nature et l'incertitude des dispositifs médicaux de diagnostic et de pronostic appliqués aux problèmes psychosociaux doivent être expliquées, et si l'étiquette proposée est un construit psychosocial, si elle possède une valeur causale ou biologique démontrée, et si elle a été confirmée par des tests biologiques effectués sur la personne elle-même. À mon avis, la personne concernée, adulte ou enfant, devrait avoir le choix de refuser à tout moment une telle étiquette psychiatrique et de faire effacer de telles mentions de son dossier médical.

Je souhaite parler maintenant de la France, où la coercition psychiatrique est pratiquée à grande échelle.
En 2021, 95 000 personnes ont fait l'objet d'une décision juridique de psychiatrie forcée [2].
78 000 ont été hospitalisées de force à temps plein.
39 000 ont été en soins communautaires forcés.
24 000 ont été placées en chambre d'isolement.
On ne sait pas combien ont été placées en contention physique ni combien ont été mis en sédation lourde.
107 000 enfants et 159 000 adultes avec handicap ont été en institution, ainsi que 614 000 personnes âgées [3].
L'usage des médicaments psychiatriques sur les enfants s'est fortement accru dans la décade écoulée [4].
En 2020, 730 000 personnes connaissaient des systèmes de prise de décision substitutive [5].

En dépit des recommandations de la Rapporteure Spéciale Catalina Devandas après sa visite en France en 2017 (Rapport A/HRC/40/54/Add.1 en 2019), et du Comité de la CDPH dans ses Observations finales de 2021 (CRPD/C/FRA/CO/1), la sensibilisation à la CDPH est faible en France, mais la pression monte lentement et nous gardons espoir pour l'avenir.

J'aimerais parler de choses positives pour conclure cette intervention:
Les traumatismes psychologiques sont enseignés en France, et des centres se sont ouverts.
Des expériences de l'approche finlandaise "Open Dialogue" sont menées dans plusieurs villes de France.
Des expériences de remboursement de certaines psychothérapies sont menées.
Les Groupes d'entraide mutuelle [6] et la participation des pair-aidants se développent et sont financés.
Le réseau des entendeurs de voix français est très actif [7].

Références
  1. Peter Conrad, 2007, “The medicalization of society, on the transformation of human conditions into treatable disorders”, the Johns Hopkins University Press.
  2. Etude IRDES 2022
    https://www.irdes.fr/recherche/questions-d-economie-de-la-sante/269-les-soins-sans-consentement-et-les-pratiques-privatives-de-liberte-en-psychiatrie.pdf
  3. Statistiques du CNSA
    https://www.cnsa.fr/documentation/cnsa_chiffres_cles_2022_access_exe_corrige-071022.pdf
  4. Etude du HCFEA
    https://www.hcfea.fr/IMG/pdf/la_hcfea_sme_synthesecourte.pdf
  5. Statistiques du sénat
    https://www.senat.fr/rap/l19-140-329/l19-140-3297.html
  6. Les Groupes d'Entraide Mutuelle (GEM)
    https://www.psycom.org/sorienter/les-groupes-dentraide-mutuelle/
  7. Le Réseau français des entendeurs de voix
    https://revfrance.org/